mar.

26

mars

2019

Pour une libération maîtrisée de l'entreprise

Deux logiques difficiles à concilier

Les contradictions qui apparaissent dans les mesures organisationnelles et managériales qui régissent le fonctionnement des entreprises résultent de la confrontation de deux logiques antagonistes :

·  Une logique qui répond au besoin des dirigeants d'exercer une emprise significative sur leur entreprise en maîtrisant tant les finalités que les paramètres de son fonctionnement, collaborateurs compris, et qui les conduit à instrumentaliser ces derniers au service de leurs objectifs ;

·   Une logique qui répond au besoin de l'entreprise de rester suffisamment flexible et créative pour réagir rapidement aux aléas et qui incite ces mêmes dirigeants à autonomiser leurs collaborateurs pour leur permettre de prendre par eux-mêmes toutes les initiatives qu'ils jugent utiles.

Lorsqu'elles deviennent totalement dominantes, ces deux logiques conduisent à des modèles d'entreprise diamétralement opposés. La logique d'instrumentalisation conduit à l'entreprise totalement contrôlée, dont le fonctionnement purement mécaniste et complètement corseté ne laisse aucune place à l'initiative individuelle. La logique d'autonomisation, quant à elle, conduit à l'entreprise totalement libérée, dont le fonctionnement quasi organique et relativement débridé favorise au maximum l'initiative individuelle.

La plupart des entreprises cherchent un équilibre entre ces deux logiques : elles adoptent un fonctionnement hybride consistant à introduire quelques espaces de liberté dans un modèle globalement contrôlé, sans remettre en cause le rôle instrumental attribué aux collaborateurs. De ce fait, ces derniers restent sur la réserve et ne s'investissent pas autant qu'ils le pourraient, voire qu'ils le souhaiteraient. Le faible engagement des salariés est révélé par les enquêtes Q12 effectuées périodiquement au niveau mondial par la société Gallup. Celle réalisée sur la période 2011-2012 met en évidence une situation très dégradée en France où :

·       9% (seulement) se déclarent réellement engagés (innovent et font avancer) ;

·       65% sont passivement désengagés (observent et suivent) ;

·       26% sont activement désengagés (freinent, voire sapent).

Ce sondage montre que le (bon) fonctionnement des entreprises n'est finalement assuré que par l'engagement d'un petit nombre d'acteurs, qui sont les principaux bénéficiaires du système. Le manque d'engagement des autres représente un gaspillage d'énergie d'autant plus regrettable que les différentes études effectuées par la même société Gallup mettent en évidence une forte corrélation entre la performance globale d'une entreprise et le taux d'engagement de ses collaborateurs.

Développer l'engagement des collaborateurs en libérant l'initiative

Pour qu'un collaborateur ait envie de s'engager réellement et durablement vis-à-vis d'une entreprise, il faut d'abord qu'il adhère à son projet, avec la conviction de contribuer à une œuvre collective qui ait du sens pour lui. Il faut ensuite que le contenu de son travail et les conditions dans lesquelles il l'exerce répondent à ses aspirations les plus profondes. Cette exigence implique de pouvoir créer et entretenir au niveau de chaque collaborateur les conditions d'une motivation autodéterminée et de satisfaire parfaitement aux trois besoins psychologiques fondamentaux que, selon la théorie de l'autodétermination développée par Edward L. Deci et Richard M. Ryan, tout être humain, de façon innée, cherche à satisfaire :

·    Le besoin d'autonomie, qui pousse à rechercher des marges de manœuvre suffisantes pour initier et assumer ses propres actions en conservant la maîtrise de son comportement ;

·  Le besoin de compétence, qui incite à agir sur son environnement, prendre en charge personnellement un effet à produire, relever des défis en tirant parti de ses capacités... ;

·     Le besoin d'appartenance, qui se rapporte au fait d'être relié à des personnes importantes pour soi et de représenter à la fois un objet d'attention et quelqu'un de signifiant pour elles.

Ces conditions sont impossibles à remplir tant que les collaborateurs sont susceptibles de ressentir la moindre forme d'instrumentalisation affectant autant l'entreprise qu'eux-mêmes. De fait, pour accepter de s'engager, ces derniers ont besoin de sentir à la fois que le dirigeant porteur du projet collectif est plus enclin à servir l'entreprise qu'à s'en servir et qu'ils sont reconnus comme de véritables partenaires, parties prenantes dudit projet, et non comme de simples prestataires. Il s'agit donc de rompre complètement avec la logique d'instrumentalisation et de tendre vers le modèle de l'entreprise totalement libérée, comme l'ont déjà fait bon nombre d'entreprises, dont les résultats économiques et le taux d'engagement sont, depuis plusieurs dizaines d'années, sensiblement supérieurs à ceux des entreprises traditionnelles.

Ce modèle se caractérise par une forte autonomisation des collaborateurs. Il implique une quasi suppression de toute forme de supervision et une forte réduction des règles et des contrôles. Il est fondé sur les postulats de la théorie Y de Douglas McGregor, selon laquelle l'individu moyen considère le travail comme aussi naturel que le jeu et le repos, peut se diriger et se contrôler lui-même au service d'un projet qui recueille son adhésion et peut apprendre non seulement à accepter mais aussi à rechercher des responsabilités.

La créativité individuelle dans un cadre collectif, principal moteur d'une entreprise libérée

Compte tenu des nombreuses démarches de libération qui ont déjà été conduites avec succès, la question n'est plus de savoir s'il est possible d'obtenir de bons résultats en autonomisant les collaborateurs mais de comprendre pourquoi ça marche et de déterminer comment on peut maîtriser ce type de fonctionnement. Tout repose sur la tendance de toute personne à s'actualiser et à devenir ce qui est potentiel en elle. Cette tendance constitue selon Carl Rogers la cause première de la créativité, conçue non comme une capacité à produire des idées mais comme la propension à créer et à entreprendre que toute personne possède naturellement. C'est cette créativité individuelle qui est la source du dynamisme que chaque collaborateur, lorsque les conditions sont favorables, est susceptible de manifester dans son travail.

Toutefois, être autonome n'implique pas d'agir seul et c'est dans les interactions avec les autres membres de la communauté que l'autonomie peut s'apprécier le mieux et prendre tout son sens. Par ailleurs, comme pour l'autonomie, le sentiment de compétence ne peut émerger et procurer le bien-être psychologique cherché qu'au travers de l'appréciation des autres. C'est pourquoi le moteur de l'entreprise libérée, ce qui incite chaque collaborateur, dans un climat de travail approprié, à donner le meilleur de lui-même et à s'engager réellement et durablement au service de sa communauté professionnelle, résulte de la conjonction de deux facteurs clés : la créativité individuelle et l'émulation collective.

Pour que l'autonomisation nécessaire au développement de cette créativité ne conduise pas à une dispersion des énergies préjudiciable au fonctionnement de l'entreprise, il faut, comme dans toute entreprise, définir un but commun, d'une part, et aligner l'ensemble des actions sur ce but, d'autre part. Toutefois, il faut pouvoir le faire sans recourir aux méthodes de management traditionnelles, qui tendent à instrumentaliser, ce qui est parfaitement réalisable en respectant quelques principes simples :

·    Définir un but commun qui favorise le consensus peut se faire dans le cadre d'un projet à long terme, formulé de manière plus qualitative que quantitative et sous-tendu par une vision ambitieuse et attractive. Il s'agit de créer du désir et de faire adhérer les collaborateurs en les intégrant en tant que parties prenantes. A contrario, "créer de la valeur pour les actionnaires" est un objectif-slogan qui sert les intérêts du dirigeant, mais qui ne présente aucun caractère stimulant pour les collaborateurs.

·   Aligner les actions individuelles sans instrumentaliser peut se faire en passant d'une logique d'exécution à une logique de contribution. Une telle mutation est rendue possible par le jeu collectif que l'élimination de la compétition interne permet d'améliorer significativement. Il s'agit d'un processus en cascade : chaque unité définit d'abord comment elle va contribuer à la réalisation du but commun puis chaque collaborateur définit le(s) projet(s) qu'il souhaite mener à bien pour répondre aux engagements pris par sa propre unité. Les décisions impliquées par ce processus sont prises collectivement, en toute transparence, sous la supervision d'un manageur-leader chargé d'inspirer et de modérer.

Un guide de management pour une libération maîtrisée de l'entreprise

Bien que simples à formuler et faciles à comprendre dans leur principe, les conditions qui assurent le bon fonctionnement d'une entreprise libérée sont variées et exigeantes. C'est pourquoi une démarche de libération ne relève pas de l'improvisation : libérer une entreprise ne signifie pas supprimer toutes les règles. Il faut faire différemment, instaurer de nouvelles règles… mais il faut le faire de manière cohérente avec un minimum de continuité dans l'action. Outre le temps et le pouvoir nécessaires pour conduire une démarche de libération, un dirigeant motivé a besoin d'un guide méthodologique qui en explique les fondements et définisse la méthode à suivre pour la mener à bien seul, en conservant la maîtrise des changements qu'elle implique.

Utilisant le fait que la créativité, c'est-à-dire le potentiel intrapreneurial des collaborateurs, constitue le principal moteur d'une entreprise libérée, le guide de management Eh=mc² explore méthodiquement toutes les mesures organisationnelles et managériales nécessaires au développement de la créativité à tous les niveaux et dans tous les secteurs de l'entreprise. Élaboré à la suite d'une mission conduite au sein d'un grand groupe industriel, ce guide réunit en un seul ouvrage tous les aspects théoriques et pratiques de ce qui peut intéresser un dirigeant et ses manageurs dans la conception et la mise en œuvre méthodique d'une démarche qui, en se basant sur la créativité, conduit de facto à libérer l'entreprise.

lun.

05

oct.

2015

Un dialogue social sans intermédiaires

L’organisation internationale du travail (OIT) définit le dialogue social comme les mécanismes au travers desquels les représentants des gouvernements, des employeurs et des salariés négocient, se consultent ou simplement échangent des informations sur toutes les questions d'intérêt commun concernant la politique économique et sociale. Ce supposé dialogue, qu'on devrait d'ailleurs plutôt qualifier de socio-économique (inter)professionnel pour souligner les liens étroits existant entre le social et l'économique, se déroule à deux niveaux :

  1. Le niveau 1 concerne les mécanismes de type technocratique déployés épisodiquement au niveau national ou dans les branches professionnelles pour faire évoluer les dispositions réglementaires et législatives applicables à l'entreprise ;
  2. Le niveau 2 concerne les mécanismes mis en œuvre régulièrement dans les entreprises pour s'informer, se concerter et/ou négocier sur les questions relatives à leur fonctionnement.

En France, les échanges de niveau 1 ne constituent pas un véritable dialogue social :

  • Les interlocuteurs en présence ne sont pas suffisamment représentatifs de leurs mandants, ce qui affaiblit leurs positions dans les négociations.
  • Les discussions/négociations ont un caractère très épisodique, voire exceptionnel, ce qui ne permet pas d'atteindre une bonne qualité d'écoute dans les échanges.
  • L'idéologie affichée par certains acteurs est encore fortement imprégnée de lutte des classes, ce qui rend les positions difficilement conciliables et stérilise le débat.

L'amélioration du dialogue social ne peut donc passer à court terme que par le niveau 2, c'est-à-dire par les mécanismes de concertation permanente instaurés au sein des entreprises entre la direction et les instances de représentation collective de leurs salariés. Les mécanismes de niveau 2 présentent l'avantage d'être permanents et de mettre en présence des acteurs directement impactés par les décisions qu'ils prennent, donc nécessairement plus responsables. Toutefois, les dispositions actuelles laissent encore apparaître deux écueils majeurs :

  • Un excès de formalisme, lié à une accumulation de règles et d'obligations, d'une part,
  • Une représentation insuffisante ou inadéquate des salariés, d'autre part.

Concernant le formalisme, il faut simplifier les mécanismes pour favoriser à la fois la délibération sur les enjeux stratégiques de l'entreprise et la recherche constructive de solutions dans tous les domaines de son fonctionnement. Selon un rapport de l'Institut Montaigne (juin 2011), "une amélioration de la qualité du dialogue social et du sentiment qu'ont les salariés d'être pris en compte dans le système de décision de l'entreprise ne viendra pas de plus de droits formels (une stratégie qui a depuis longtemps montré ses limites) mais plutôt d'un recentrage de l'ensemble des acteurs sur l'essentiel : la recherche de la cohésion sociale, le dépassement des conflits d'intérêts qu'il faut savoir reconnaître, le sens de la responsabilité et le respect des acteurs". Pour cela, il faut supprimer les exercices de pure forme et substituer une obligation de résultats à l'obligation de moyens imposée par la loi. C'est possible dans le cadre d'un contrat d'entreprise engageant la direction vis-à-vis des salariés sur un ensemble de points, qui intégreraient une partie des obligations classiques, complétées par divers engagements de nature à renforcer le jeu collectif. Pour respecter l'obligation de résultats, un organisme indépendant, agréé par la puissance publique, pourrait être mandaté pour sonder annuellement l'ensemble des salariés de l'entreprise et recueillir leur avis sur la manière dont le contrat d'entreprise a été respecté. En cas de manquement grave, non corrigé dans les délais impartis, ou en cas de manquements répétés sur des points précis, les dérogations réglementaires accordées du fait de l'existence d'un tel contrat seraient supprimées. Compte tenu des avantages que ce dernier serait susceptible d'apporter à une entreprise, il est probable que le dirigeant serait naturellement enclin à le respecter.

 

Concernant la représentation des salariés, deux types de solutions sont envisageables : plus de syndicats ou moins de syndicats. Le récent projet de loi relatif au dialogue social et à l'emploi, qui reconnait que "la qualité du dialogue social [dans les entreprises] peut être largement améliorée", est clairement pour un "renforcement de la primauté des organisations syndicales" sans s'interroger sur leur part de responsabilité dans la mauvaise qualité du dialogue social. Pour ma part, renforcer au niveau 2 le pouvoir d'intervenants qui n'arrivent pas à dialoguer au niveau 1 n'est pas une bonne idée.

 

Le Préambule de la Constitution de 1946 indique que "tout travailleur participe, par l'intermédiaire de ses représentants, à la détermination collective des conditions de travail ainsi qu'à la gestion des entreprises", mais rien n'oblige ledit travailleur à faire appel à un syndicat professionnel pour être valablement (collectivement) représenté. L'idée de se passer des syndicats pour améliorer le dialogue social peut sembler a priori saugrenue. Elle est en effet difficile à mettre en œuvre dans les grands groupes où les instances de concertation s'empilent les unes sur les autres. Elle est par contre tout à fait envisageable dans le cadre d'une PME ou d'une ETI et peut même s'avérer plutôt bénéfique pour le développement d'une entreprise sous réserve de respecter les quelques principes suivants:

  • Supprimer tous les intermédiaires (pas de syndicat maison) ;
  • Impliquer la majeure partie, voire la totalité des salariés ;
  • Eviter la personnalisation des relations (pas d'interlocuteur immuable) ;
  • Imposer un engagement clair de la direction dans la démarche ;
  • Contrôler la satisfaction pour se conformer à l'exigence de résultats.

En considérant que la formation et la possibilité de faire appel à des spécialistes extérieurs peuvent pallier les difficultés liées à la technicité des sujets à traiter, il apparaît qu'un dialogue social de qualité peut être parfaitement assuré au niveau 2 par la mise en place d'une instance de représentation collective des salariés, le conseil d'entreprise, qui fonctionnerait de la manière suivante :

  • Le conseil d'entreprise fusionne l'ensemble des dispositifs de représentation du personnel, à savoir CE, DP et CHSCT, dont il reprend en les simplifiant toutes leurs attributions.
  • Les membres du conseil d'entreprise sont des salariés tirés au sort au sein de chaque collège électoral. Ils sont renouvelés tous les ans et le tirage au sort est effectué sans remise, pour que la quasi-totalité des acteurs internes ait la possibilité d'y participer.
  • À chaque renouvellement du conseil d'entreprise, les nouveaux membres élisent leur président pour un an. La logistique et la permanence du conseil sont assurées par la DRH.
  • Le conseil d'entreprise se réunit tous les mois. Chaque réunion comporte une partie générale, au cours de laquelle le dirigeant fait le point sur la marche de l'entreprise, et une partie technique, animée par la DRH, pour passer en revue tous les problèmes remontés par les salariés en matière de sécurité, de conditions de travail, etc.
  • Pour tenir son rôle dans le conseil, chaque salarié reçoit une formation poussée portant sur les principaux aspects de la gestion d'une entreprise comme sur tous les aspects réglementaires applicables dans le cadre de son mandat de représentation. La sélection des membres du conseil est effectuée six mois avant la prise de fonction pour que chacun ait le temps de s'y préparer, mais chaque salarié sélectionné est libre de refuser le mandat qui lui est proposé.

Le conseil d'entreprise organise un face-à-face direct, sans intermédiaire, entre le dirigeant et la communauté qu'il a en charge. Il évite l'émergence d'un contre-pouvoir trop personnifié, qui se mue souvent en conflit de personnes. Il mise plus sur la convergence des intérêts que sur le rapport de force, en considérant qu'une communauté a besoin d'un leader responsable en qui elle puisse avoir confiance et que, si cette confiance n'existe pas, c'est tout l'avenir de l'entreprise qui est menacé.

 

Pour compléter les dispositions ci-dessus et transformer un dialogue social contraint en un dialogue socio-économique riche et constructif, il faut également assurer un meilleur équilibre entre les pouvoirs respectifs des actionnaires et des salariés. Cet objectif peut être atteint en favorisant l'actionnariat de long terme, en développant l'actionnariat des salariés et en changeant les règles de nomination, de révocation et de rémunération des dirigeants. Il s'agit de transformer le conseil d'administration en un conseil actionnarial disposant de pouvoirs réduits dans ces trois domaines. Une telle évolution place le dirigeant en position d'arbitre entre un conseil d'entreprise représentant les intérêts des salariés et un conseil actionnarial représentant les intérêts des actionnaires. Il est alors naturellement contraint d'engager l'entreprise dans un projet de développement à long terme, qui constitue le meilleur, voire le seul moyen de concilier les intérêts des premiers et des seconds.

 

Les propositions ci-dessus, qui sont de nature à redynamiser le dialogue social, sont parfaitement compatibles avec les évolutions managériales requises pour libérer le potentiel humain au service du développement des entreprises. La cohérence des dispositions requises pour assurer leur efficacité peut nécessiter la création d'un statut de société spécifique.

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